Pèlerin, 5h 1 min du matin, une rafale, une porte défoncée, des gardes restés muets. Un président criblé de balles dans sa chambre. Quatre ans plus tard : pas de verdict, pas même un procès. Le pays a tourné la page, la mémoire collective s’efface. Mais la justice, elle, n’a jamais été écrite. Ce n’est pas seulement un chef d’État que l’on a exécuté cette nuit-là, mais une idée : celle d’un pouvoir légitime, fondé sur des règles, des lois, des institutions. Comme le résume un professeur de droit haïtien : « Ce n’est pas seulement un homme qu’ils ont tué, c’est une institution. » Quatre ans après l’assassinat du président Jovenel Moïse, la justice haïtienne demeure incapable d’organiser un procès, d’identifier clairement les commanditaires, ou même de garantir un processus judiciaire crédible. L’échec autour de ce crime d’État révèle une institution décomposée, paralysée par la peur, sabotée par l’ingérence politique et asphyxiée par l’effondrement technique. Plusieurs juges ont démissionné sous la menace. Des commissaires du gouvernement ont été révoqués, promus ou ignorés selon les humeurs du pouvoir. Des témoins clés n’ont jamais comparu. Et pendant ce temps, les Haïtiens attendent – non pas des coupables tout désignés, mais au moins un signe que la justice peut encore exister. Alors, peut-on encore espérer un procès en Haïti ? Ou faut-il désormais chercher la vérité ailleurs, au-delà des frontières, dans un droit international qui viendrait combler le vide laissé par l’État ? 1. Une nuit silencieuse à Pétion-Ville : le président abattu Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, aux alentours de 1 h du matin, un commando lourdement armé fait irruption dans la résidence présidentielle de Pèlerin. 5. Aucun échange de tirs. Aucune alerte sérieuse. Les assaillants avancent méthodiquement, comme s’ils connaissaient les lieux. « Ils sont entrés comme s’ils vivaient là », confiera un voisin stupéfait. Quelques minutes plus tard, le président Jovenel Moïse est retrouvé criblé de balles dans sa chambre, le corps mutilé, le visage méconnaissable. Son épouse, blessée, survit à ses blessures. Leurs enfants, présents sur les lieux cette nuit-là, échappent miraculeusement à l’attaque. Mais le plus troublant reste le silence. Aucun garde n’a tiré. Aucun agent de sécurité n’a été blessé. La scène de crime, elle, est rapidement compromise : objets déplacés, accès non contrôlés, premiers constats bâclés ou ignorés. Dès l’aube, la presse nationale et internationale s’interroge : comment un président peut-il être assassiné chez lui, dans l’un des quartiers les plus surveillés du pays, sans qu’un seul tir de riposte ne soit enregistré ? Que s’est-il réellement passé cette nuit-là ? Et surtout : qui a permis que cela arrive ? 2. Enquête improvisée, arrestations confuses, scène brouillée Dans les 72 heures qui suivent l’assassinat, les autorités annoncent une série d’arrestations spectaculaires : plusieurs membres du commando, pour la plupart d’anciens militaires colombiens, sont appréhendés. « On a agi vite pour rassurer la population », confie un haut responsable policier sous couvert d’anonymat. L’effet d’annonce est immédiat. Mais derrière la mise en scène, les premières fissures apparaissent. Certains suspects affirment n’avoir jamais reçu l’ordre de tuer. Selon eux, il s’agissait d’une mission de capture, non d’exécution. Très vite, le nom de la société CTU Security, enregistrée à Miami, surgit comme principal organisateur du recrutement. Dans la foulée, l’homme d’affaires Christian Emmanuel Sanon est interpellé, tout comme des agents de sécurité rattachés à l’État. Mais au fil des jours, l’enquête déraille. Des dizaines de détenus sont maintenus sans avocat, sans audience, parfois sans dossier. Amnesty International et le RNDDH dénoncent des violations systématiques des droits fondamentaux. Un ancien détenu, libéré après plus d’un an sans jugement, confie : « J’ai passé quatorze mois en prison sans voir un juge. » J’aurais pu mourir là, et personne ne l’aurait su. » Sous les apparences d’une réponse rapide, c’est une autre tragédie qui se joue : celle d’une justice expéditive, bâclée, parfois inhumaine. Peut-on vraiment faire la lumière sur un crime d’État lorsque les fondements mêmes de la procédure – comme le droit à un procès équitable et le respect des délais de détention – sont systématiquement bafoués ? 3. Le courage brisé des juges : chronique d’une instruction impossible Qu’arrive-t-il à un État lorsque même ses juges n’osent plus dire la vérité ? Peu après l’assassinat, plusieurs juges d’instruction se succèdent, souvent sous la menace et la pression. Mathieu Chanlatte, nommé à peine quelques jours après le drame, démissionne au bout de quatre jours, avouant à un proche : « Je ne tiens pas à mourir pour ce dossier. » Chaque départ plonge un peu plus l’enquête dans l’incertitude. Le seul magistrat à avoir mené une instruction complète, le juge Walther Voltaire, a remis en 2024 une ordonnance de 122 pages. Toutefois, ce travail titanesque évite soigneusement d’aborder les responsabilités politiques. Plusieurs personnalités de haut rang choisissent d’ailleurs de ne pas répondre à ses convocations, sans que cela ne suscite de mesures coercitives. Certains témoins clés, dont les dépositions auraient pu faire toute la lumière sur les complicités internes, n’ont jamais comparu malgré les invitations répétées. En parallèle, sept commissaires du gouvernement se sont succédé dans le dossier : certains, trop zélés, ont été révoqués ; d’autres, restés inactifs, ont été promus. Cette valse bureaucratique reflète une justice empêchée, gangrenée par la peur et la manipulation. Comme le confie un magistrat sous anonymat : « Il n’y a pas de justice, juste une chorégraphie de la peur. » Isolés, sans protection adéquate, certains juges vivent reclus, conscients que chaque signature peut leur coûter la vie. L’ingérence politique, le manque criant de moyens techniques et la peur d’exposer des complicités au sommet de l’État achèvent de paralyser toute enquête sérieuse. Dans ce théâtre macabre, la justice n’est plus qu’une mise en scène : les coupables présumés circulent librement, pendant que les juges s’effacent dans le silence ou la peur. 4. L’État démissionne : fuites, évasions, indifférence Depuis 2023, plusieurs inculpés clés dans l’affaire Moïse se sont évaporés dans la nature — sans bruit, sans enquête, sans suite. Parmi eux, la plupart sont des personnes qui avaient refusé de se présenter aux convocations du juge Walther Voltaire, invoquant diverses raisons pour éluder la comparution devant la cour. Pendant ce temps, les appels et pressions se multiplient sur les juges et commissaires du gouvernement chargés du dossier, dont la sécurité est devenue un enjeu majeur. Menaces, intimidations, absence de protection adéquate : autant d’obstacles qui paralysent leur capacité à mener l’instruction sereinement. Les audiences en appel, lorsqu’elles ont lieu, se déroulent dans des salles ne répondant pas aux normes élémentaires de procédure. Les inculpés s’expriment longuement, souvent de manière désordonnée, si bien que le greffier peine à tout noter. Pire encore, les séances ne sont pas enregistrées. Lorsqu’il s’agit pour la cour de rendre sa décision, il est fort probable que certains éléments cruciaux échappent à sa compréhension, mettant en cause l’équité même du procès. Les parties civiles tirent la sonnette d’alarme, mais sans écho. Un avocat résume, amer : « Ils savent qu’on ne les cherchera pas. » Le message est clair : l’impunité n’est plus une anomalie, c’est la règle. Les preuves s’effacent, mal conservées. Les témoins fuient ou se taisent, par peur ou par lassitude. Et la mémoire collective, elle aussi, commence à s’émousser. Un journaliste indépendant confie : « Le peuple haïtien n’a même plus la force d’être en colère. » « Il est épuisé. » Quand l’État abandonne ses devoirs fondamentaux et laisse s’effondrer le processus judiciaire, peut-on encore parler de justice, ou assistons-nous simplement à une impunité d’État organisée ? Depuis avril 2024, la cour d’appel tente tant bien que mal d’assumer sa mission, mais elle reste entravée par un climat de peur. Les juges siègent sous escorte, les témoins se font rares, et la détention préventive devient la norme plutôt que l’exception. Un journaliste judiciaire parle d’une justice qui « piétine dans le sang ». Quelques personnalités politiques ont été entendues, mais aucune inculpation majeure n’a été prononcée. Le sentiment d’impunité se propage. Dans la rue, la lassitude a remplacé l’indignation. Un vendeur glisse : « Ce pays mange ses enfants… et ses présidents. » Plus les mois passent, plus l’institution judiciaire semble se résigner. Et si l’attente d’un procès n’était qu’un simulacre ? 5. La justice d’emprunt : Washington juge, Haïti observe Pendant ce temps, aux États-Unis, plusieurs suspects clés ont été jugés et condamnés. Rodolphe Jaar, Germán Rivera, Joseph Vincent, John Joel Joseph : tous ont plaidé coupable ou été reconnus coupables. Mais les complicités haïtiennes, elles, restent soigneusement évitées. Washington juge le crime, mais pas le système. Le récit judiciaire se construit à l’étranger, pendant que l’État haïtien abdique sa souveraineté judiciaire. Aucune autorité haïtienne n’a exigé la remise des éléments d’enquête. Aucun juge haïtien n’a contesté l’externalisation du dossier. Sur la scène internationale, ni l’ONU ni l’OEA n’ont réclamé d’enquête indépendante. Le Core Group s’est contenté de communiqués stériles. Comme le souligne un ancien ministre haïtien : « L’assassinat de Jovenel Moïse est aussi un échec de la diplomatie internationale. » Mais il est avant tout une abdication nationale. Quand une nation délègue à d’autres le soin de rendre justice pour ses propres morts, elle ne perd pas seulement la mémoire : elle renonce à elle-même. Combien de temps encore les Haïtiens accepteront-ils de rester spectateurs d’une justice rendue à l’étranger, pendant que leur propre État fuit ses responsabilités les plus sacrées ? 6. Une issue possible : juridiction internationale ou capitulation définitive ? Face à ce naufrage judiciaire, plusieurs ONG, juristes et membres de la diaspora haïtienne proposent une issue : la mise en place d’une juridiction internationale ou hybride, sur le modèle du tribunal spécial pour le Liban ou des chambres extraordinaires pour le Kosovo ou la Sierra Leone. Une telle structure permettrait d’échapper aux pressions locales et de rétablir une forme de vérité judiciaire, indépendante et crédible. Mais en Haïti, aucun consensus ne se dégage. Le pouvoir politique hésite, freine ou se dérobe. Certains y voient une perte de souveraineté, d’autres un aveu d’échec. Pourtant, l’inaction actuelle est déjà une démission. Une avocate du barreau de Port-au-Prince le résume ainsi, d’une formule à la fois lucide et brutale : « Pour qu’il y ait justice, il faut d’abord un pays. » Reste alors une question, terrible dans sa simplicité : Haïti veut-elle – et peut-elle encore – se donner les moyens de juger l’assassinat de son président ? Conclusion : une vérité qui étouffe dans le silence Quatre ans après, la vérité judiciaire est en exil. La justice haïtienne n’a ni les moyens ni, semble-t-il, la volonté de juger. Mais la mémoire nationale, elle, ne peut rester muette. Comme le résume un historien haïtien : « Le crime de Pèlerin est un miroir : il reflète tout ce que nous refusons de regarder. » Et un sociologue haïtien d’ajouter : « L’assassinat d’un président dans sa chambre, c’est l’assassinat d’un peuple dans son sommeil. » Alors, combien de temps encore accepterons-nous que d’autres écrivent notre vérité ? Combien de générations devront porter le fardeau d’un silence d’État ? Et surtout, quel avenir peut-on bâtir sur des fondations où le crime reste impuni et la justice absente ? La justice pour Jovenel Moïse n’est pas qu’un impératif judiciaire : elle est un test de survie nationale. En laissant s’installer l’impunité, Haïti nie le droit de ses citoyens à la vérité, à la réparation, à la dignité. Il ne s’agit plus seulement de rendre justice à un président assassiné, mais de redonner un sens à l’État de droit lui-même. Car sans justice, c’est la République qui vacille. Et si l’on ne juge pas ce crime, que restera-t-il à juger demain ?
Par Serge André Louissaint, avocat au barreau de Port-au-Prince.